Thierry Pécou, le compositeur contemporain à l'œuvre la plus coloriste,
à la musique ancrée dans l'extra-Européen, est connu pour sa timidité
personnelle, mais cela ne l'empêche pas -tout au contraire- d'aborder pour son
premier opéra un sujet courageux et douloureux (voire encore tabou dans notre
pays), avec une prose volontaire et engagée : 3 femmes (alto, mezzo-soprano et
colorature), 3 destins appartenant à 3 générations broyés par l'Histoire,
par la violence extrême, par l'intolérance (Raïssa, violée par des soldats Français pendant la
guerre d'Algérie, Leïla, la fille née de ce viol, qui s'auto-mutile pour ne pas
enfanter, Saïda, recueillie par Leïla, jugée indécente -car trop libérée- et vitriolée par des
intégristes Musulmans), en 3 époques de la barbarie Algérienne depuis la fin de la colonisation à la montée du
fondamentalisme (début des années 60, 80 et 90).
Dramatiquement efficace et résolument actuel, le livret est adapté par Laurent Gaudé
(prix Goncourt 2004 pour "Le Soleil des Scorta"), à partir de sa
propre pièce (2004), et c'est la première bonne surprise : voilà une histoire
intéressante de bout en bout avec un texte majeur (puissant, souvent cru,
provocateur) tout en restant simple et percutant, avec ce qu'il faut
d'évènements et de revirements pour assurer la force dramatique dans une
ambiance de tragédie Grecque antique (la fatalité, la malédiction,
l'intolérance), avec des
contrastes pertinents (univers masculin et féminin, le premier souvent traité en blocs courts, droits, scandés, le
second optant pour des lignes vocales plus souples, ondulantes, parfois ornées).
La seconde bonne (demie)-surprise vient de la musique, passionnante, souvent
rituelle (bien sûr), toute de couleurs inouïes et sans exotisme «folkorique»
(mis à part 2 épisodes voulus, pour vilipender la guerre et les 2 camps -en
quasi collages- : un branle militaire très 18ème Français et une mélopée
Arabe douce après la barbarie), avec des rythmes introuvables, des harmonies
inventives (micro-intervalles, modalités), avec des moments de pure émotion
(avec grâce, avec violence), avec un chant vrai, émouvant (alternant avec la déclamation),
et... une ballade en fin de 2ème acte qui touche au sublime ! Tout cela, sans
remplissage et... avec des moyens instrumentaux dérisoires (9 musiciens : flûte,
hautbois, clarinette, trompette, trombone, violon, contrebasse, accordéon,
percussion) qui font penser aux meilleurs opéras de chambre -également
engagés- de Britten (comme "Le Tour d'Écrou") ou à "L’Histoire du
Soldat" de Stravinsky.
Le revers de la médaille est que l'argent a manqué pour le projet, malgré
toute la pensée, la volonté, l'intention insufflées, et c'était voyant dans
les décors (un décor minimaliste de panneaux monocolores -constamment
manipulés par les membres du chœur pendant les interludes- rehaussés de projections de vidéo et d'incrustations lumineuses,
avec effet de masque ou de sang) et le choix des solistes femmes.
Bref un premier essai pour Thierry Pécou et une grande réussite (succès public)
dans le genre opéra-drame pacifiste (mais sans message appuyé), revisité de façon moderne (et pas dans
le genre anti-opéra ni le genre pastiche, fréquents).
Que souhaiter de mieux pour le compositeur à l'avenir, si ce n'est une même
sûreté dans le choix de prochains livrets, un peu plus d'ambition dans la
difficulté technique des airs pour les solistes (et pour les aficionados,
quelques morceaux de bravoure à 2 ou 3 chanteurs simultanés)... et surtout de
l'argent (public) pour un casting de plus haut niveau (vocal), une mise en
scène plus riche, et un orchestre plus conséquent, ... et une grande salle
spécialisée.
Thierry Pécou le mérite, et cet essai réussi prouve qu'il peut prendre le
risque !
Jean Huber, 3 Février 2008
Addendum (Mars 2009) : la dernière suggestion, ici, a été entendue (elle devait être partagée par beaucoup d'autres, restons modeste !) : le
compositeur a reçu la commande d'un opéra théâtre avec orchestre et effectifs significatifs, intitulé "Les Fortunes de la Vertu" sur un texte de Beaumarchais (la mère coupable) pour 2010 (à Rouen, puis... ?)
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